« Le temps béni des colonies » ou l’impérative nécessité d’un Afroféminisme français

  • Plongée au cœur de la vie des 1%

En visite chez des amis, je tombe sur un vieux numéro du magazine Le Point datant de décembre 2014.

Ce genre de lecture ne fait pas partie de mes habitudes, mais la couverture vantant les « nouvelles prouesses de l’hypnose » m’intrigue. Il faut dire que le sujet m’intéresse. Je prends mon courage à deux mains et ouvre l’hebdomadaire.

En pages 2 et 3, une publicité pour un bijou en or blanc et diamants. Ah oui, j’oubliais de préciser qu’il s’agissait d’un numéro spécial joaillerie. Tout y est: la jeune femme blonde timide et angélique parée de plumes blanches et d’un diadème, photo en noir et blanc pour le côté « artistique ». Bref, beurk.

Laissez-moi vous présenter la suprématie blanche
Laissez-moi vous présenter: la suprématie blanche

Pages 3 et 4, une publicité pour un joailler new-yorkais. L’image est on ne peut plus stéréotypée, et constitue un parfait exemple de la technique du storytelling mis en œuvre par les marketeux. Penthouse d’un gratte ciel new-yorkais un soir à l’approche de Noël, il neige doucement de l’autre côté de l’immense baie vitrée, la couleur blanche est omniprésente, la décoration minimaliste. Une jeune femme blanche, mince et élégante (au sens le plus classique du terme), vêtue d’une longue robe de satin argenté, décore le sapin orné de bagues surdimensionnées. Des cadeaux sont amassés au pied de l’arbre et forme un monticule vert émeraude. Et Monsieur, en costume et chaussures impeccables, les cheveux gominés et les bras croisés dans le dos, se dresse droit comme un piquet et dissimule un petit paquet émeraude avec un sourire amusé. Bah oui, je me disais aussi qu’il n’y avait pas assez de cadeaux au pied de ce sapin.

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Noël chez les 1%

Je tourne la page, légèrement plus agacée qu’une minute auparavant. Une berline allemande, classe B. La vie est un jeu dit le slogan. Pour les lecteurs du Point, je n’en doute pas… Je passe.

Notre ancienne première dame pose pour un joaillier de luxe avec un sourire forcé, arborant maladroitement des bijoux de la marque. Elle me rappelle ces personnages féminins des comédies romantiques états-uniennes qui exhibent à leurs amies la toute nouvelle bague de fiançailles qui orne leur annulaire en faisant mine de bailler, avant de trépider de joie devant la prophétie réalisée. Je souffle.

Hey dis, tu as vu mon gros caillou?
Hey dis, tu as vu mon gros caillou?

La double page suivante est partagée entre une publicité pour du champagne et l’édito de F.O.G (Franz-Olivier Giesbert) qui commence par une référence à Édouard Drumont qu’il surnomme « pape verbeux et paranoïaque de l’antisémitisme ». C’est pas faux, comme dirait l’autre. Mais non merci. Premier article après le sommaire, Colonisées par Patrick Besson. Je ne connais pas l’auteur, même si son nom me dit quelque chose. Le titre, la photo d’illustration et la citation en bas de bas de page me font l’effet d’un coup de fouet. Et c’est là que la machine se met en marche.

  • Au temps béni des colonies?

Je vous préviens tout de suite chers lecteurs-trices, ça ne va pas être joli. L’article vante les qualités d’un ouvrage paru en 2014, Small Miracles: cartes postales exotiques 1895-1920, qui « rassemble des cartes postales représentant des jeunes filles africaines et asiatiques ayant vécues nues au temps de la colonisation ». Il enchaîne. « C’est le plus joli cadeau que l’on puisse faire à un pédophile, surtout s’il est en prison depuis plusieurs années. Ces créatures magnifiques, probablement toutes des prostitués sauf peut-être la fillette peule de la page 81, ont entre 11 et 17 ans. » Et bam! Il y a tellement d’éléments malsains dans cette phrase, je ne sais même pas par où commencer. Et c’est la troisième phrase de l’article! Mais laissez moi vous donner la totalité du texte, et on revient ensuite dessus ensemble. TW!!!!

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« Tout en regardant « India Song » de Marguerite Duras (1974), sur Ciné+ Classic, je feuillette le livre « Small Miracles » (Bibliothèque de l’image, 38 €). Il rassemble des cartes postales représentant des jeunes filles africaines et asiatiques ayant vécu nues au temps de la colonisation. C’est le plus joli cadeau de Noël qu’on puisse faire à un pédophile, surtout s’il est en prison depuis plusieurs années. Ces créatures magnifiques, probablement toutes des prostituées sauf peut-être la fillette peule de la page 81, ont entre 11 et 17 ans.

Djan Seylan, le collectionneur explique: » Souvent œuvres d’opérateurs inconnus ou de photographes amateurs, militaires ou colons, ces cartes postales publiées essentiellement entre 1895 et 1920 ont le charme imprévu des chefs d’œuvres anonymes. » Le voyage commence en Afrique du Nord. Femmes offertes ou interdites. La jeune Bédouine déshabillée a le même regard sombre que la Mauresque, voilée. La nudité, ce masque. Un autre Bédouine, celle de la page 46, sans doute la photo la plus érotique de ce livre cochon, cache son visage et ses cheveux tout en exhibant, mains jointes au dessus de la tête, ses ravissants petits seins. Ça m’a donné envie de relire La rose de sable (Gallimard, 1968). Il y a eu deux événements en 68: « La rose de sable » et « Belle du Seigneur ». L’héroïne de Montherlant s’appelle Ram comme peut être cette Bédouine. A côté d’elle, une aïeule de Leila Bekhti: Algérienne qui a son beau visage coupant au-dessus d’un collier de perles rares. J’aime aussi beaucoup la Tunisienne de la page 50. Visage de guerrière et seins en poire, elle est bien campée sur ses longues jambes comme pour faire face à un commando d’islamistes voulant la couvrir de honte.

Une Égyptienne porte la mention « Esclave ». Elle a le sourire vague de qui n’est pas responsable de sa vie, le seul bon côté de cette condition. Elle croise les bras sur son ventre rond: bien nourrie par ses maîtres. A. Castelli (Albert? Alain? Antoine?) écrit sur une carte postale qui porte la légende « Jeune négresse: type superbe ». Ces colons tombés amoureux après avoir trébuché sur ces beautés. Ce livre ne nous montre pas que des femmes noires, mais aussi les fantômes blancs qui les ont adorées en vain, le trait le plus frappant de ces visages étant l’indifférence.

Femmes d’Afrique centrale et équatoriale: puissance, grâce, stupeur. On imagine les séances de pose, le grand con européen avec le casque sur la tête et son appareil compliqué: « On ne bouge plus ». L’Indochine pleine de petites filles de 30 ans, comme aujourd’hui. Il y a une fumeuse aux gros seins inattendus sous une étoffe noire. Ce superbe album qui explique en quelques pages sans texte tant de choses sur la colonisation se termine au Japon, qui ne fut jamais colonisé, ce qui a permis aux femmes japonaises de garder leurs vêtements.

Duras: la cinéaste qui a filmé le plus longtemps un salon. »

Excusez-moi, je dois nettoyer les tripes et boyaux que j’ai eu le malheur de répandre sur le magazine, je reviens. Reprenons tout cela à tête froide, autant que cela est possible. Il est ABSOLUMENT clair que ce Monsieur Besson est un nostalgique du temps de la colonisation. Mais laissez moi gentiment (et probablement maladroitement) déconstruire ce texte raciste, sexiste, pédophile et putophobe, le tout en un seul package. Je le dis une fois pour toute, bien que cela ne soit pas assez, ce texte est immonde, ignoble, répugnant. Voilà, c’est fait. Maintenant regardons-y de plus près.

  • Qui est Patrick Besson?

Essayons d’en savoir plus sur ce personnage.

Patrick
Patrick

« Né d’un père russe d’origine juive et d’une mère monarchiste croate, Patrick Besson publie en 1974, à l’âge de dix-sept ans, son premier roman, Les Petits Maux d’amour. Il obtient le grand prix du roman de l’Académie française en 1985 pour Dara et le Prix Renaudot en 1995 pour Les Braban. Tout d’abord sympathisant communiste, il est chroniqueur littéraire au journal L’Humanité. Il collaborera ensuite à VSD, au Figaro, au Figaro Magazine, au Point à Voici et à Marianne tout en se déclarant toujours comme « un communiste non pratiquant ». Il est depuis 2000 membre du jury du Prix Renaudot. Le 5 décembre 2012, il est décoré de la Médaille du drapeau serbe par Tomislav Nikolić. »

 source: Wikipédia

 Cette mini-bio dresse un premier portrait. Patrick aurait des origines russes, croates et juives. Il serait un (ancien?) communiste non pratiquant n’ayant aucune objection à écrire pour le Figaro… En lisant sa biographie, je me suis souvenue d’avoir en effet entendu son nom mentionné dans une affaire de moquerie concernant Eva Joly, ses origines norvégiennes et son accent il y a quelques années. C’est bien lui.

Patrick est « de gauche avec un style de droite », Patrick est sexiste, Patrick est raciste, et oui, tout cela est tout à fait conciliable! Suffit de lire l’article ci dessus. Je ne fais pas dans le jugement de valeur, mais bel et bien un constat. Accrochez-vous et avançons un peu plus loin dans les fantasmes érotiques de M. Besson. Je le fais à contrecœur, mais il faut bien que quelqu’un s’y atèle.

  • Pédophilie et blantriarcat putophobe

M. Besson est on ne peut plus clair: il fait l’éloge d’un livre qui plairait à des pédophiles incarcérés. Je ne pense pas avoir besoin de développer sur ce point. Insistant sur le jeune âge des modèles (toutes mineures), il n’hésite pas à légitimer à demi-mot la démarche des photographes en arguant qu’étant « probablement toutes des prostituées », leur pudeur ne serait absolument pas un problème. Déresponsabilisation et légitimation d’une pratique coloniale courante à l’époque comme aujourd’hui. Je dirai même que la lecture de Small Miracles est un plaisir (coupable?) que Patrick n’arrive pas à formuler lui-même, et il laisse l’auteur de l’ouvrage en parler à sa place: « Souvent œuvres d’opérateurs inconnus ou de photographes amateurs, militaires ou colons, ces cartes postales publiées essentiellement entre 1895 et 1920 ont le charme imprévu des chefs d’œuvres anonymes. » Charme imprévu. Bien sûr.

Livre pour pédophiles (d'après Patrick)
Livre pour pédophiles (d’après Patrick)

Il n’est d’ailleurs absolument pas étonnant de la part d’un homme blanc hétéro et riche de faire un rapprochement supposé immédiat entre des femmes de couleur et des prostituées. Le sous-entendu est non seulement dégradant pour les travailleuses du sexe, qui n’auraient soi-disant pas vraiment droit, du fait de leur activité, à l’intégrité morale et physique dont lui bénéficie, mais également pour ces femmes colonisées qui sont automatiquement affiliées à un statut qu’il tient en si petite estime. Double peine.

Mais ce stéréotype n’est pas nouveau. Les femmes de couleur ont toujours été perçues comme lascives, de petite vertu. Au même titre que la bulle pontificale Dum Diversas (1452) a servi à justifier la colonisation de l’Afrique par les Européens qui s’étaient convaincus que les Noir-e-s n’avaient pas d’âme, il est tellement plus simple de justifier des viols et agressions sexuelles en tout genre subis par les esclaves et colonisées si on les déclare immorales, et donc n’étant pas capable de pudeur du fait de leur « race ». Cette hypersexualisation systématique des corps non-blancs est une des composantes de la suprématie patriarcale blanche (ou blantriarcat – merci MWASI) qui m’a le plus marquée en tant que jeune femme noire ayant grandi en France. J’y reviendrai plus tard.

  • Des corps féminins à disposition ou la culture du viol

« Le voyage commence en Afrique du Nord. Femmes offertes ou interdites. » Comme je disais plus haut, pour Patrick, les femmes sont des objets à disposition. « Offertes et interdites ». A qui? Par qui? Le patriarcat a toujours entretenu cette notion de propriété et de disponibilité des corps féminins comme une évidence. Si les femmes existent, ce n’est que pour ravir les sens de ces messieurs en quête d’expérience esthétique transcendantale. Ils aiment être « sous le charme » ou « ensorcelés » par des femmes qui bien souvent ne leur demandent rien et aimeraient vivre leur vie sans être alpaguée, menacée, violentée, et sans voir leur apparence physique examinée et jugée. Je ne parlerai pas ici de sexisme intériorisé. Pas encore.

« La nudité, ce masque. » Si certaines femmes colonisées vivent dans des sociétés où la nudité ne revêt pas la même signification sociale qu’en Europe occidentale, les colons, en bon sexistes, n’ont pu s’empêcher d’y voir une invitation érotique. Cette interprétation eurocentrée de coutumes étrangères a longtemps servi de cache-misère pour les pires comportements, et cette tendance est toujours vivante aujourd’hui. Les femmes sont considérées comme des objets de contemplation, jamais des sujets. Et si elles osent exposer leur chair, circuler sur la voie publique, elles seraient donc responsables de leur sort, et les auteurs des agressions et crimes sexuels éventuels arrivent bien souvent à se positionner en victimes. C’est la culture du viol.

"Arrête de frimer! Garde tes atouts hors de vue. Reste prudente"
« Arrête de frimer! Garde tes atouts hors de vue. Reste prudente »

« Mais avez-vous vu comment elle était vêtue? », « elle l’a bien cherché »… Des phrases qui reviennent bien trop souvent lorsqu’on se retrouve face à l’évocation d’une agression sexuelle. Peu importe que le violeur soit le seul responsable d’un viol. La figure de la « fâme » pécheresse et tentatrice semble être si profondément ancrée dans nos cerveaux, que blâmer l’auteur du crime et tenir à ce que justice soit rendue semble révolutionnaire. Et ça l’est, en effet. Une chose est sure, les femmes ne sont jamais dans leur droit lorsqu’il s’agit de leur tenue. Trop couvertes, elles manquent de respect aux coutumes occidentales (même si c’est un choix personnel) ou invitent l’observateur à les découvrir, et pas assez couvertes, elles insultent les bonnes mœurs ou incitent à la luxure. Toujours perdantes. Et toujours sexualisées par autrui.

(gauche)"Tout son corps est couvert excepté ses yeux, quelle culture cruelle et dominée par les hommes!" (droite)"Rien de couvert excepté les yeux, quelle culture cruelle et dominée par les hommes!"
(gauche) »Tout son corps est couvert excepté ses yeux, quelle culture cruelle et dominée par les hommes! »
(droite) »Rien de couvert excepté les yeux, quelle culture cruelle et dominée par les hommes! »

Ce besoin qu’a Patrick de sur-interpréter le moindre détail de ces photos en dit long. Mais les scenarii qu’il s’invente sont encore plus explicites. « Visage de guerrière et seins en poire, elle est bien campée sur ses longues jambes comme pour faire face à un commando d’islamistes voulant la couvrir de honte. » Il nous embarque dans son fantasme érotique à relents islamophobes dont je me serai bien passée. Fantasme où les femmes Nord-Africaines n’existent qu’entre des musulmans extrémistes forcément rétrogrades et des colons blancs émancipateurs et civilisateurs (anachroniquement laïcs ici).

« On imagine les séances de pose, le grand con européen avec le casque sur la tête et son appareil compliqué ». Je n’ai pour ma part aucune difficulté à imaginer Patrick en grand con européen. Allez savoir pourquoi.

Ce qui marque le plus les individus comme Patrick, ce qui les énerve au plus haut point, c’est de ne pas être vus, c’est l’idée d’être ignorés par des femmes qui les fascinent. « Le trait le plus frappant de ces visages étant l’indifférence« . Ils aiment faire valoir leur droit à la dignité, à la reconnaissance dans le regard d’autrui. Et toute femme ayant déjà ignoré un dragueur lourd le sait. Si eux aiment tant exister dans le regard des autres, il leur est pourtant extrêmement difficile, du haut de leur privilège, de concevoir qu’il en soit de même pour nous. Vous avez dit dissonance cognitive?

  • Hypersexualisation et déshumanisation des femmes de couleur

Il est impossible pour une personne connaissant la culture française et étant un minimum éduquée sur la colonisation de ne pas détecter dans le discours de M. Besson des traces de fantasme exotique, une fétichisation en règle des corps non-blancs. Il ne tarde d’ailleurs pas à se lancer dans une énumération de ses « colonisées préférées » à la façon d’un enfant choisissant ses cadeaux de Noël dans un magazine Toys’R’Us en en cornant les pages. « Un autre Bédouine, celle de la page 46, sans doute la photo la plus érotique de ce livre cochon, cache son visage et ses cheveux tout en exhibant, mains jointes au dessus de la tête, ses ravissants petits seins. » Dégoûtant.

Ces femmes sont pour lui des « créatures magnifiques« , et cette animalisation est couramment utilisée pour déshumaniser (consciemment ou non) des femmes tout en pensant faire un compliment. En les qualifiant de « créatures » on les dépouille de leur humanité, de leur individualité, en les réduisant à leur apparence physique et leur beauté « intrigante » et « quasi-mystique ». Et ce parallèle femme de couleur/créature surnaturelle ou magique n’est pas sans rappeler le stéréotype raciste du Magical Negro popularisé par Spike Lee dans les années 2000. Un filon bien connu des cinéphiles, car de Whoopi Goldberg dans Ghost à Omar Sy dans Intouchables, le/la « nègre-sse magique » souvent marrant-e et dansant-e est incontournable en Occident. On trouve encore aujourd’hui des annonces de casting contemporaines d’un autre temps (merci Amandine).

Parce qu'être une  actrice française noire vous assure des rôles de Fatou, de Niafou, ou de beauté fatale inaccessible ou tout simplement inexistante
Parce qu’être une actrice française noire vous assure des rôles de Fatou, de Niafou, ou de chimère

Chaque portrait de Patrick fait référence à un stéréotype raciste colonial. La Tunisienne au « visage de guerrière« , les « femmes d’Afrique centrale et équatoriale: puissance, grâce, stupeur », « l’Indochine pleine de petites filles de 30 ans, comme aujourd’hui ». En quelques lignes il me fait vivre les pires cauchemars. Et si c’était mon arrière grand-mère? Une grande-tante éloignée? Je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Et de me demander: comment est-il possible qu’en 2015, un tel article soit publié dans un hebdo de renommée nationale sans la moindre réponse (si ce n’est un tweet)? Malgré les viols de guerre et de colonisation, les ravages du tourisme sexuel… Comment ose-t-il? Ne connaît-il pas la honte?!

Lorsque je parle du manque d’empathie des hommes blancs, je parle exactement de cela. D’un homme qui se vanterait volontiers d’être un humaniste, mais qui passe plus de temps à s’interroger sur l’identité de l’expéditeur d’une carte postale coloniale « A. Castelli. (Albert? Alain? Antoine?) » que sur l’identité de la femme réduite à l’esclavage, la « Jeune négresse » qui y figure! « Type surperbe ». Elle n’est pas perçue comme humaine, et on dirait qu’il s’en réjouit. Il voit probablement ça comme une marque d’attention, un compliment. Malheureusement, je doute que Patrick soit un fervent militant antispéciste, et je me vois obligée d’interpréter son choix de cette citation faisant référence à l’animalisation de cette femme noire privée d’identité comme une déshumanisation supplémentaire. Humiliation, moqueries et déshumanisation…Le quotidien des femmes noires, condamnées depuis à une laideur quasi-comique ou à une beauté exotique salvatrice mais souvent inhumaine dans leurs représentations.

Une blackface tout en détente (il paraît que c'est pour rire).
Une blackface tout en détente (il paraît que c’est pour rire)
Le cinéma français, incapable de prendre du recul
Un cinéma français, incapable de prendre du recul

Je parle aussi d’un homme qui pense que ce qui a permis aux femmes japonaises de « garder leurs vêtements », c’est le fait que le Japon a lui aussi été un envahisseur impérial. Des regrets Patrick? Je parle d’un homme qui n’hésite pas, pour vibrer un peu plus devant son album immonde, à qualifier une femme algérienne photographiée du temps du régime de l’indigénat d’« aïeule » de la comédienne française Leïla Bekhti! Les racistes ont cette fâcheuse habitude d’imaginer que deux personnes partageant des origines communes sont forcément de la même famille. On me dira que c’est juste une formule « poétique » ou « humoristique ». Et bien ça ne change rien au problème. Les mots sont importants.

  • Réécrire l’histoire mot à mot

Le titre même de l’ouvrage Small Miracles (Petits miracles en français) fait appel à un imaginaire magique. Ces « créatures », dont « les colons [sont] tombés amoureux après avoir trébuché sur ces beautés », sont en réalité des personnes, et non pas des objets sexuels sur lesquels ils peuvent projeter leurs fantasmes. J’insiste, mais je pense qu’un rappel est plus que nécessaire étant donnée la gravité du cas en question ici.

Quant au « Small », j’ai du mal à voir autre chose qu’une sublimation du jeune âge de ces femmes (filles?). Ou peut-être de leur petite taille? Dans tous les cas, je suis persuadée qu’il faille concevoir cette petitesse en opposition avec la « grandeur » imaginaire de l’homme blanc viril, colonisateur, « civilisateur », protecteur et conquérant.

Revenons d’ailleurs sur un choix lexical de Patrick. « Après avoir trébuché sur ces beautés« . Vous aussi avez noté l’euphémisation puante? Comparer la colonisation à un trébuchement est non seulement d’une mauvaise foi qui me dépasse et me fait enrager, mais cela n’a aucune espèce de sens! Soyons précis.

« Trébucher: perdre l’équilibre en butant sur un objet ou en posant mal son pied. Trébuchement: action de trébucher, faire un faux pas »  (source: Larousse).

Qu’essaie de nous dire Patrick? Que les colons blancs ont envahi des territoires à des milliers de kilomètres par accident? Qu’ils ne s’attendaient pas à trouver une population locale? Encore moins des femmes? Ah…peut-être est-ce encore une métaphore ou une formule « poétique » alors? Bien évidemment, j’imagine qu’il n’est pas facile d’entretenir un fantasme érotique lorsqu’il est inscrit dans une histoire aussi sanglante que celle de l’empire colonial français. Mais ceci est un bel exemple des nombreuses techniques existant pour minimiser les parties les moins reluisantes de l’Histoire française. Je dois même dire que cela est devenu une spécialité nationale.

Patrick ôte à chacune de ces femmes sa volonté libre et les réduit à leur condition de colonisées. Apparemment ça l’excite. Il mentionne une esclave égyptienne qui a « a le sourire vague de qui n’est pas responsable de sa vie, le seul bon côté de cette condition« . Pardon?! Quel odieux mélange de paternalisme et de révisionnisme. Évidemment ce passage n’est pas sans me rappeler l’épisode sarkozyste des « bienfaits de la colonisation » (que je n’oublierai pas puisque je passais mon Baccalauréat la même année) mais en bien plus pervers. Et bien que n’étant pas particulièrement informée sur le sujet à l’époque, j’avais été choquée par une telle proposition. Alors là… Encore une fois, euphémisation et pire encore. Mais revenons-en au texte. En mentionnant le ventre rond de cette femme, il en profite pour suggérer au passage que cette dernière serait « bien nourrie par ses maîtres« . Et voilà la figure du gentil esclavagiste! Tout y est. Encore une fois, une bonne dose de déculpabilisation blanche, et l’on réécrit l’histoire.  

  •  Pour en finir

Je pourrais longtemps continuer là-dessus…J’y reviendrai.

D’après mon introduction, et même sans aucune connaissance de la presse française actuelle, il est facile de dresser un portrait robot du lecteur du Point. Ce sont des gars comme Patrick. Qui se rêvent appartenant aux 1% (ou en faisant déjà partie). Des mâles blancs dominants, des braconniers partis à la chasse aux corps noirs et bruns dans la savane, d’où ils espèrent pouvoir ramener un trophée, ou au moins un souvenir coquin. Voilà l’usage qu’il était fait de ces cartes postales, que les colons ramenaient de voyage ou envoyaient à leurs amis en métropole. « Bons baisers d’Afrique. Tu aurais du venir…! » Ah, le temps béni des colonies!

Patrick, si « ce superbe album [nous] explique en quelques pages sans texte tant de choses sur la colonisation« , tu as l’air d’ignorer combien ton article nous en apprend sur la colonisation et sur les justifications que des hommes blancs dans ton genre lui avaient trouvé. On en sait aussi beaucoup plus sur toi désormais. Plus qu’on ne le voudrait. On sait que tu regrettes le temps béni des colonies. Et tu auras beau dire le contraire, tu nous as fourni en l’espace de quelques lignes, le meilleur hommage que l’on pourrait rendre à l’époque coloniale.

Pas de bol Patrick, car je suis une fille de colonisée. Oui, ma mère, au moment de l’indépendance de son pays, avait à peu près le même âge que les modèles que tu as passé je ne sais combien de temps à reluquer. Tu me dégoûtes. Et tes lecteurs aussi. Toutes les personnes qui ont lu, apprécié et validé ce texte me donnent la nausée. Et tant que tu ne prendras pas la peine de te remettre en question et de déconstruire tes fantasmes pédophiles exotiques, tu ne vaudras pas plus qu’une ordure à mes yeux.

Depuis des années, je n’arrête pas d’entendre que « la colonisation est finie », qu’il est maintenant temps de « passer à autre chose ». Souvent par des hommes blancs cis du genre de Patrick d’ailleurs. Et pendant longtemps, j’y ai moi-même cru. Mais en m’informant un peu plus, j’ai vite déchanté. Car remise dans le contexte, la colonisation apparaît comme bel et bien vivante. Elle est territoriale, économique…Mais ce qui m’intéresse ici c’est la colonisation psychique que nous subissons toujours aujourd’hui. Qu’il s’agisse d’appropriation culturelle, de réécriture de l’histoire, des polémiques autour des corps des femmes noires et du déni de leur visibilité, ou plutôt sur les modalités de cette visibilité, nous -post-colonisées- vivons toujours avec le spectre blanc d’une époque qu’on nous dit révolue, mais dont on sent toujours les traces, dans nos corps et nos esprits. Ils ne nous appartiennent toujours pas. En tant que femmes certes, mais également en tant que post-colonisées. Et le féminisme « mainstream » ne souhaite pas tenir compte de cette histoire coloniale, et préfèrerait nous voir nous dissoudre (ainsi que nos revendications) dans un mouvement moins spécifique.

L’afroféminisme est notre façon de lutter à nous, qui sommes à l’intersection de la suprématie blanche et du patriarcat (et plus), et nous rejetons tout impérialisme et colonialisme. Nous – afroféministes – avons décidé de nous réapproprier notre espace, notre parole, nos corps et nos esprits. Là où certain-e-s voient un exhibitionnisme indécent responsable des viols (!), et là où d’autres (ou les mêmes) aimeraient nous voir enfermées dans une politique de respectabilité, nous voyons notre auto-détermination, une réappropriation de nos corps, de nos sexualités et l’expression d’une colère saine. Et comme cet article nous l’a montré à maintes reprises, cette réappropriation est nécessaire à la guérison, voire indispensable . C’est là que se situe notre décolonisation.   6a00d8341c562c53ef0147e25e7abb970b-200wi

Je finirai (enfin!) cet article par une anecdote plus personnelle, ce dont j’ai plus l’habitude.

Il y a plusieurs années, je flânais dans les petites rues du 9ème arrondissement de Paris, lorsque je suis tombée sur une librairie comme je les aime. Petite, regorgeant de vieux livres d’art, tenue par un monsieur blanc d’un certain âge (un Patrick, quoi). J’ai fait un rapide tour de la librairie, ai choisis quelques ouvrages en promotion dans le rayon histoire de la photographie, et au moment de passer à la caisse, j’étais étonnée de la gentillesse du gérant. En bonne cliente (et en bonne négresse), je l’ai complimenté sur sa librairie que j’avais en réalité à peine explorée. Je me souviens encore de son sourire, qui m’avait mise mal à l’aise. J’ai réglé mes achats, et il s’empressa de me tendre la carte du magasin, qui m’avait mise encore plus mal à l’aise. Je l’ai gardée jusqu’à aujourd’hui, sans jamais vraiment savoir pourquoi.

Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui, j’ai identifié les raisons de mon malaise.

Alma H. Geist

 

  • Pour en savoir plus:

Les attaques contre les enquêtes sur les violences envers les femmes ou qui a peur des chiffres sur les violences commises par les hommes

The Rape Culture, Dianne F. Herman

De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes

« Métissages et fictions érotiques : la mulâtresse » dans Genre, esclavage et métissage dans la construction de la trame coloniale (La Réunion, XVIIIe-XIXe siècle), Myriam Paris

 

(Dé)Politisation du genre et des questions sexuelles dans un procès politique en contexte colonial : le viol, le procès et l’affaire Djamila Boupacha (1960-1962)

Jacqueline Couti et Juliette Smeralda sur la représentation des femmes noires dans les ouvrages de créolité 

Beautés noires: la femme noire et le white gaze par Mrs Roots

Mise en perspective des critiques de Bande de filles : safari sur la croisette

Cortège afroféministe MWASI lors de la manifestation du 8 mars 2015

Décoloniser l’esprit de Ngugi Wa Thiong’o par Cases Rebelles

 

  •  Remerciements:

Po Lomami, https://equimauves.wordpress.com/

Amandine Gay, https://badassafrofem.wordpress.com/

Mrs Roots, https://mrsroots.wordpress.com/

Cases Rebelles http://www.cases-rebelles.org/

13 réflexions sur “« Le temps béni des colonies » ou l’impérative nécessité d’un Afroféminisme français”

  1. Ce qui me choque dans l’article de ce cher Mr Buisson, c’est surtout l’erotisation des corps de si jeunes filles… Totalement chosifiées aux bons plaisir des fantasmes colons.
    Après, attention à ne pas être toi même trop stigmatisante quant aux blancs et lecteurs du point…

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  2. A reblogué ceci sur équimauveset a ajouté:
    « L’afroféminisme est notre façon de lutter à nous, qui sommes à l’intersection de la suprématie blanche et du patriarcat (et plus), et nous rejetons tout impérialisme et colonialisme. Nous – afroféministes – avons décidé de nous réapproprier notre espace, notre parole, nos corps et nos esprits. Là où certain-e-s voient un exhibitionnisme indécent responsable des viols (!), et là où d’autres (ou les mêmes) aimeraient nous voir enfermées dans une politique de respectabilité, nous voyons notre auto-détermination, une réappropriation de nos corps, de nos sexualités et l’expression d’une colère saine. Et comme cet article nous l’a montré à maintes reprises, cette réappropriation est nécessaire à la guérison, voire indispensable . C’est là que se situe notre décolonisation. »

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  3. J’ai trouvé cet article aussi dégoûtant que toi. Il aurait encore été une once plus légitime dans une revue porno tendance pédophile que dans un journal mainstream soit-disant « informatif ». Rien que le vocabulaire… « Ce livre cochon », « ses ravissants petits seins », « seins en poire »,  » Elle croise les bras sur son ventre rond: bien nourrie par ses maîtres. »… Non mais oh! Mec! A qui t’adresses-tu? Au pote du bar d’en face?!
    Mais je n’aurais pas su expliquer mon dégoût aussi bien que toi. Merci d’avoir pris le temps d’analyser ce truc abjecte.

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  4. Merci de cet article très bien étoffé et vrai.
    Je ne pensais pas qu’une telle façon de penser pouvez être publié dans un journal…et pire que tout, lu par les français qui, sans penser à mal ont du se délecter des images et des commentaires de Monsieur Besson.
    Au plaisir de lire à nouveau vos articles !

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    1. Merci de m’avoir lue. En tombant sur l’article il m’a semblé indispensable d’y répondre. Je prépare un nouvel article de rentrée, il sera probablement aussi long et j’espère aussi étoffé comme vous dites. A bientôt!

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  5. Je viens de lire un éditorial du point à la fois sexiste et consumériste qui m’a fait bazarder le journal à l’autre bout de la pièce (c’était un prêt de ma belle mère). Du coup, je suis allée me rencarder sur ce (connard) Mr Besson, et je tombe sur votre article qui m’inspire deux mots : merci et bravo.

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